"LA GEISHA" Nouvelle (pademoi) (avé copyright of course)
- Suspension de séance :
Le soleil atomique liquéfie les éléments et sur le parvis du tribunal, la foule énervée, telle une nuée de poissons rouges échappés du bocal, essaye désespérément de capter un peu d’air dans cette atmosphère plombée et grise de poussière. Une forte odeur de transpiration émane de ce rassemblement aussi étonnant qu’éclectique.
On y trouve aussi bien des femmes du monde, un œil pointé sur le parking, enviant leurs chauffeurs, frais comme des gardons à l’abri dans les grosses cylindrées outrageusement climatisées, que des marchandes de quatre saisons aux tabliers multicolores venues en curieuses du marché voisin, ainsi que monsieur et madame tout le monde. Tout ce petit monde s’agite, énervé, les nerfs à fleur de peau, avide de connaître quelques éléments susceptibles de leur faire envisager l’issue du procès.
Les avocats, tels des pingouins égarés sous les tropiques, tentent vainement de conserver une attitude digne malgré la température avoisinant les 40°. Dans de grands effets de manches qui ne leur procurent hélas qu’une faible ventilation, ils déclament des phrases élaborées, destinées à leur donner un semblant de crédibilité dans cette arène surchauffée. Mais leur désir d’une douche rafraîchissante est tel, et leurs propos si décousus par la fatigue que leurs paroles transparentes courent d’écho en écho sans atteindre quiconque.
Les médias du monde entier sont sur place, et les photographes après avoir pris d’assaut le bar voisin courent dans tous les sens, tentant d’obtenir la moindre information pour la grand-messe du 20 h, déplaçant ainsi une poussière ocre et sèche qui semble tout recouvrir tel un linceul massaï.
Les questions et les réponses se superposent dans une lassitude générale, et on peut entendre des propos apparemment dénués de sens mais qui sont à l’image de cette affaire stupéfiante qui fait encore, trois ans après que les faits se sont déroulés, frissonner le monde entier :
-Madame, comment auriez-vous réagi, dans cette situation ?
-Ah, monsieur vous savez, c’est quand même quelque chose ce qu’il a fait cet homme ! Il faut réfléchir un peu dans la vie. Je crois bien que j’aurais réagi de la même façon à la place de sa dame, vé !
-Et vous monsieur, votre réaction ?
- Ben, vous savez, solidarité masculine mise à part, peuchère, je crois bien que je comprends le geste de Madame, cet homme était tout de même assez inconscient !
-Et vous Monsieur ? Qu’en pensez-vous ?
-Putain, que voulez-vous que j’en pense, c’est un connard, voilà ! Il a eu que ce qu’il méritait ! Enfin quand même ! Et pourtant je préfère le café, c’est vous dire !
C’est dans cette ambiance où tout semble jouer d’avance que se déroule l’affaire dite de « la Geisha.
Dès l’annonce de la reprise du procès, on assiste à une bousculade sans nom, et le pire est à craindre dans ce tribunal chauffé à blanc, chacun se bousculant avec férocité afin d’accéder à la meilleure place,. Personne n’oublie que mercredi à l’ouverture du procès, il y eut trois victimes piétinées par la foule. Mais le Président lui-même, lors de son allocution au cimetière a déclaré : -« A procès exceptionnel, conséquences exceptionnelles ». Mettant ainsi fin à la polémique qui enflait.
-Mesdames et messieurs : La Cour.
Tout le monde est à sa place, le jury, le juge, le procureur, et l’assistance retient son souffle.
Le Juge s’éventant avec un dossier
-Madame nous avons compris que vous aviez déjà eu des pulsions destructrices avant ce jour fatal ?
-Oui monsieur le Juge, chaque fois que mon mari oubliait de boire sa tasse de thé « miaoucha »
Le juge se caressant la barbe.
-Effectivement, effectivement !
L’avocat de la partie civile horrifié.
-Monsieur le Juge !
Le juge ouvrant de grands yeux et prenant l’air outragé :
-Je vous rappelle monsieur l’avocat qu’il s’agit de thé « Miaoucha » tout de même !
L’avocat :
-Je le reconnais monsieur le juge mais vous devez être impartial.
Le juge d’une voix tonnante :
-D’accord, monsieur l’avocat, mais comprenez que je sois horrifié, comment peut-on oublier de boire une tasse de thé Miaoucha.
L’accusée intervenant :
-D’autant plus monsieur le Juge que le thé s’étant refroidi, je ne pouvais le réchauffer, c’eût été un sacrilège.
Le juge absolument horrifié :
-Vous avez donc jeté le contenu de la tasse ?
-Ah non, monsieur le Juge, je ne pouvais commettre un tel crime, je l’ai vidé sur mes plantes vertes qui l’adorent.
Soupir de soulagement émanant du public.
Le juge rassuré et la mine réjouie :
-Vous m’avez fait craindre le pire, chère madame, mais vous avez raison mon épouse en fait autant quand il reste un petit fond de théière et ma foi, je dois reconnaître que nous avons des plantes vertes de toute beauté !
L’avocat de la partie civile, écarlate et gesticulant :
-Enfin monsieur le Juge, nous plongeons dans le délire, la présumée innocente est accusée d’avoir fait disparaître son compagnon sous le prétexte fumeux qu’il avait oublié de boire une tasse de thé, et elle ose parler de crime en imaginant verser le contenu de la tasse dans l’évier.
Le Juge souriant d’un air sardonique :
-Monsieur l’avocat, je crois que nous n’avons pas les mêmes valeurs !
Rires du public.
Allons, du calme ou je fais évacuer la salle.
-L’avocat de la défense :
-Je crois qu’il est de mon devoir d’appuyer sur un détail qui a une importance capitale et qui prouve la bonne volonté et la force de caractère de ma cliente.
La salle retient son souffle suspendu, à ses lèvres.
-En effet, je vous rappelle qu’il ne s’agissait pas d’un premier acte inconsidéré de la part de la victime, madame a bien dit que son compagnon était un multi- récidiviste -et dans un souffle en s’épongeant le front- redonnons aux actes leurs justes importances et n’oublions surtout pas qu’il s’agit d’une tasse de thé Miaoucha !
- Le Président :
-N’ayez crainte monsieur l’avocat, nous ne l’oublions pas !
-L’avocat de la partie civile :
- Objection, votre Honneur, le jury risque d’être influencé par ces prises de positions !
Le Juge :
-Objection rejetée, monsieur l’avocat, le jury est suffisamment intelligent pour comprendre qu’un crime commis au nom du caractère sacré du thé Miaoucha, ne peut que bénéficier de toutes les indulgences.
-Applaudissement de la salle.
Le Juge sourire aux lèvres, d’un air peu convaincu :
-Silence, s’il vous plaît, ou je fais évacuer…
C’est dans ce brouhaha indescriptible et dans une température d’enfer que le procès du siècle continue de se dérouler, et il serait trop long ici de narrer la suite de ces échanges qui ont fait date, et ont créé un précédent en la matière, dans l’histoire des grands procès criminels..
Sachez simplement que ce procès s’est soldé par un acquittement. Le jury a conclu que la passion des bonnes choses mène à bien des excès, mais que personne n’est à l’abri d’un crime au nom de la gourmandise. D’autant plus justifié qu’il s’agit de la renommée du thé Miaoucha. Certes il y a une victime mais aux grandes causes, grands remèdes.
Nous savons de source sûre que tous les jeudis le juge se rend chez l’acquittée où le thé Miaoucha est servi dans les règles de l’art.
Notre « Geisha », transformée par la passion populaire en héroïne du siècle, à aujourd’hui sa statue édifiée au coeur du Miaoucha, province dominante des hauts plateaux de l’Himalaya. C’est à l’heure actuelle un grand chef d’entreprise qui exporte ses thés dans le monde entier. Le Dalaï Lama lui-même refuse de boire d’autres thés. Les thés MIAOUCHA sont d’ailleurs côtés en bourse. La « Geisha » en est la principale actionnaire.
P.S.
Cette nouvelle sera éditée par les éditions Gallimard au compte de la société MIAOUCHA.
Saint Tropez le 3 janvier 2008.
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